À partir des années 90, les propriétaires des quotidiens nationaux italiens ont commencé à constituer des groupes d’édition pour servir aux lecteurs une myriade de produits – des magazines aux livres – qui remplissaient les rayons des kiosques à journaux de la péninsule.
L’accent a toujours été mis sur les suppléments en couleur, les magazines en papier glacé qui accompagnent les journaux, généralement le week-end.
Aujourd’hui, nous allons examiner de plus près un supplément en particulier qui, pendant plus d’une décennie, a été largement reconnu comme le plus beau magazine d’Italie.
UN MAGAZINE HEBDOMADAIRE MASCULIN
En 2008, Il Sole 24 Ore a décidé de créer un nouveau magazine destiné aux hommes, la plus grande audience du journal. Il s’appelle IL, un acronyme qui signifie “intelligence in lifestyle” (l’intelligence dans le style de vie). Il s’agit en effet des deux piliers du supplément : l’intelligence entendue comme culture et technologie, et le style de vie au sens des tendances, des modes et des modes de vie. Sur le plan graphique, IL se caractérise par un format surdimensionné et l’utilisation intensive de la photographie, à l’instar des magazines de mode, avec une section consacrée aux articles de fond. Il s’agit d’une sorte de version masculine des magazines de mode féminins, mais avec des articles et des interviews sur les voyages, les événements, les livres et la technologie.
On le trouvait dans les kiosques à journaux tout au long du mois où, pour 50 cents, on pouvait l’acheter sans le journal. En fait, IL était plus un magazine autonome qu’un supplément au sens traditionnel du terme. Il a apporté une véritable innovation sur le marché en élargissant le lectorat à des personnes qui n’achetaient pas le journal.
Le premier rédacteur en chef, Walter Mariotti, met en place une petite équipe rédactionnelle jeune, avec une hiérarchie plate où chacun est impliqué dans la prise de décision. Il engage Francesco Franchi comme directeur artistique. Franchi n’avait pas encore 30 ans, mais il pouvait déjà se targuer d’avoir travaillé pour le studio de design innovant Leftloft et, surtout, d’avoir rédigé son mémoire de fin d’études sur le design des journaux. Il estimait que les designers ne devaient pas agir comme s’ils étaient “l’expression d’une volonté supérieure”, mais qu’ils devaient au contraire participer à l’élaboration du magazine dès le départ, en donnant au contenu la possibilité de briller visuellement.
D’après ses propres dires, Franchi s’est inspiré dans les premières années du design graphique des grands magazines du passé, donnant à IL un aspect élégant et vintage.
Ce n’est qu’en 2012, lorsque le journaliste et écrivain Christian Rocca prend les rênes de l’entreprise, que la créativité de Franchi commence à se manifester, entraînant une véritable révolution dans le domaine du design graphique.
LA RÉVOLUTION GRAPHIQUE DE « IL »
Comme nous l’avons vu précédemment, la structure de « IL » était horizontale et collaborative : les rédacteurs en chef, les directeurs artistiques, les graphistes, les rédacteurs de mode et toutes les personnes impliquées dans la publication du magazine travaillaient ensemble et participaient à la prise de décision. L’équipe était composée d’une dizaine de personnes, mais les rangs étaient grossis par les nombreux collaborateurs qui venaient s’ajouter.
La direction artistique était claire et cohérente d’un numéro à l’autre. C’est sans aucun doute l’un des points forts du magazine, car trop souvent dans le journalisme, la nécessité de respecter des délais serrés peut commencer à altérer l’identité visuelle initiale ; mais dans le cas de l’IL, le contenu ne pouvait exister sans la forme, qui a été soigneusement élaborée semaine après semaine avec la contribution de l’ensemble du personnel.
Les couvertures étaient emblématiques, parvenant à attirer l’attention dans un paysage de magazines au style visuel très audacieux. Le format de page spacieux, presque carré, mettait les photographies et les illustrations au premier plan. Les titres minimalistes, les caractères gras et les bordures fines traduisaient une approche intelligente et un style d’écriture sophistiqué. Et cela se confirme dès l’ouverture du magazine.
DU VINTAGE AU MODERNE
Les trois premières années du magazine se caractérisent par un style élégant et vintage : la palette de couleurs se compose de beiges et de gris sourds, les polices sont fonctionnelles, tout comme la grille, inspirée du design graphique suisse que Franchi affectionne.
La disposition des photos, la structure des titres et la forme de la grille rappellent les magazines des années 60 et 70.
Mais à l’arrivée du nouveau rédacteur en chef, Christian Rocca, IL a changé d’identité graphique, devenant plus sobre pour faire ressortir le contenu : plus d’intelligence et moins de lifestyle, ou plutôt, le contenu lifestyle s’adressait davantage aux curieux et aux observateurs attentifs de l’évolution de la société. L’évolution s’est faite vers une grille simple et modulaire qui permet de nombreuses combinaisons, rendant ainsi les pages à la fois dynamiques et faciles à assembler.
Ainsi, chaque histoire, chaque article, chaque reportage pouvait bénéficier d’une conception graphique sur mesure. De plus, chaque numéro disposait d’une palette de couleurs spécifique correspondant au thème de la couverture.
L’objectif de Rocca et Franchi était de “combiner les langues pour mieux comprendre” en utilisant toutes les techniques connues du journalisme graphique et en tentant des expériences audacieuses mais jamais inutiles ou triviales.
L’INFOGRAPHIE
Pour être vraiment innovant, il faut regarder autour de soi : les ventes de journaux sont en baisse, les jeunes s’informent sur Internet et la tendance est aux textes plus courts et aux informations plus visuelles.
Comme l’a déclaré le même Francesco Franchi lors d’une conférence TEDx en 2011, “l’écriture ne suffit plus”. Nous devons aller au-delà de l’écriture et proposer d’autres moyens de raconter des histoires et de présenter l’information.
IL utilisait déjà les infographies de manière originale, mais avec la refonte, elles sont devenues le cœur battant du magazine, les combinant magnifiquement avec des photographies et, surtout, des illustrations commandées à une foule de collaborateurs réguliers.
Des infographies ont été utilisées pour une interprétation critique des données et un storytelling visuel complexe, parallèlement à des articles d’approfondissement. De grandes cartes synaptiques ont été créées pour donner une vue d’ensemble, tandis que les points de données clés étaient accompagnés de dessins et d’illustrations, de photos et d’encadrés. Une équipe de trois personnes travaillait sur ces pages : un designer informatique, un illustrateur et un journaliste, le tout supervisé par le directeur créatif.
Pour la première fois peut-être dans le journalisme graphique, nous avons vu des infographies sur la littérature : des diagrammes d’intrigue, des liens entre les personnages, des chronologies et des cartes expliquant les œuvres de Jorge Luis Borges, Stephen King, James Joyce et bien d’autres auteurs.
La rubrique “Rane” du magazine, qui offre aux lecteurs un regard original sur la culture, est devenue un terrain d’expérimentation où les créatifs pouvaient se montrer très audacieux en matière de design graphique et créer des pages visuellement excitantes grâce à une utilisation libre de la typographie.
RECONNAISSANCE INTERNATIONALE
Pour Franchi, les illustrations doivent fournir des informations plutôt que de susciter des émotions, offrant ainsi une alternative à l’écriture. Il en résulte des doubles pages sous forme de cartes ou d’affiches qui peuvent être considérées comme des articles à part entière. À tel point qu’elles étaient fréquemment partagées par les lecteurs sur les réseaux sociaux et même reproduites par d’autres publications dans le monde entier, faisant de « IL » un magazine vraiment unique.
“IL” était si bien conçu que la prestigieuse Society of Publication Designers, basée à New York, l’a classé parmi les meilleurs magazines du monde pendant trois années consécutives et lui a décerné la médaille d’or du meilleur design en 2012.
UNE FIN REGRETTABLE
Malheureusement, même le plus beau magazine du monde n’a pas pu échapper à la crise qui a englouti le groupe Il Sole 24 Ore en 2016. Francesco Franchi a quitté le navire pour La Repubblica et le magazine a été entièrement repensé. Revenant à l’ancien format orienté vers la mode et le lifestyle, il a investi dans une nouvelle identité visuelle élégante et contemporaine, avec de belles photographies et des couleurs audacieuses. Mais cela n’a pas suffi : le magazine a fermé ses portes en 2020.
Au-delà de la beauté du design graphique et des infographies époustouflantes, l’héritage de “IL” a été de montrer ce que l’on peut réaliser lorsque le design graphique est élevé au même niveau que le journalisme.
Pendant quelques années, le plus beau magazine de la planète nous a convaincus que l’actualité était le nouveau style de vie, comme le voulaient ses créateurs.