Graphisme et futurisme : révolution typographique et étonnants livres-objets

Graphisme et futurisme : révolution typographique et étonnants livres-objets

Eugenia Luchetta Publié le 11/18/2019

Le futurisme est né lors d’une période de pleine effervescence, une sorte de mouvement révolutionnaire dont le but était de renouveler toutes les formes artistiques en cohérence avec les innovations technologiques et industrielles se profilant alors à l’horizon. Ce mouvement mettait l’accent sur la rapidité, la technologie, la jeunesse, la violence et les objets incarnant ces qualités, tels que l’automobile, l’avion et, d’une manière générale, la ville industrielle. Les traditions du passé devaient être remisées afin de se concentrer sur le présent dynamique.

La révolution typographique menée par Filippo Tommaso Marinetti

Entre 1909 et 1944, c’est-à-dire les années marquant le début et la fin du futurisme en Italie, le traitement de la calligraphie, des caractères typographiques et de la typographie témoigne de cet esprit de rupture avec le passé. On assiste en effet à un rejet des conventions typographiques et littéraires consolidées au fil des siècles à la faveur de compositions plus expressives et moins rationnelles. La composition des lettres sur la page devait alors reproduire visuellement les énoncés et autres expressions verbales.

La révolution typographique futuriste commence en 1912, lorsque Filippo Tommaso Marinetti compose ses premiers “mots en liberté“, des compositions dans lesquelles les mots n’ont aucun lien syntaxique ni grammatical entre eux et ne sont pas organisés en phrases ni en propositions. Le style est révolutionnaire, aussi bien phonétiquement que visuellement. La sonorité des mots, bien souvent des onomatopées, et leur traitement typographique sur la page sont des éléments de première importance au sein d’un mélange de littérature, de musique et d’art visuel.

Filippo Tommaso Marinetti, “Montagne + Vallate + Strade x Joffre” (1915)

Célébrant la bataille de Tripoli, le livre Zang Tumb Tumb (1914) de Filippo Tommaso Marinetti est un exemple d’utilisation des mots en toute liberté. Le titre évoque les sons mécaniques de la guerre (artillerie, bombardements, explosions), la typographie reflète le pouvoir brut et évocateur du langage, mais au lieu de suivre les règles de syntaxe et de ponctuation établies, les lettres sont libres d’exister et de s’exprimer sur la page.

Filippo Tommaso Marinetti, “Zang Tumb Tumb” (1914)

Le livre futuriste

Voici ce qu’écrit Marinetti dans son manifeste intitulé Distruzione della Sintassi – Immaginazione senza fili (Destruction de la syntaxe, l’imagination sans fils) :

 « J’entame une révolution typographique directe contre la conception bestiale et nauséabonde du livre de vers passéistes et pervertis, le papier fait à la main du XVIIe, décoré de fougères, d’apollons, de légumes, de rubans mythologiques de missels, d’épigraphes et de chiffres romains. Le livre doit être l’expression futuriste de notre pensée futuriste […]. Ma révolution vise directement la soi-disant harmonie de la page. »

La révolution graphique du futurisme ne se limite donc pas à la page, mais concerne l’intégralité du livre. Dans les années 1920 et 1930, les expériences graphiques des futuristes s’étendent aux formes, aux reliures, aux matériaux et à l’impression des livres, considérés comme de vrais objets.

En 1927, Fortunato Depero, peintre, sculpteur et designer futuriste, publie Depero futurista, un recueil contenant ses différentes expériences typographiques, des affiches publicitaires, des tapisseries ainsi que d’autres œuvres. Depero futurista se présente non seulement comme une évolution de la typographie futuriste amorcée par Marinetti, mais aussi comme le tout premier livre-objet.

Fortunato Depero, “Depero Futurista” (1927)

Riche en expériences graphiques osées, en mises en pages innovantes et en travaux issus de différents secteurs artistiques, “Depero futurista” est également connu sous le nom de Libro imbullonato (livre boulonné), en référence aux deux gros boulons industriels utilisés pour sa reliure.

La réflexion sur la forme du livre s’étend aussi aux matériaux. Le mythe de l’automobile et de l’avion fait passer le métal au rang des matériaux représentant le plus l’esprit futuriste. Dans ce contexte, la “Lito-Latta” de Zinola, une sorte d’atelier mécanique permettant de créer des boîtes et des pots en métal lithographiés, devient un haut-lieu du futurisme. La Lito-Latta tient notamment sa renommée de l’impression de deux livres-objets lithographiés directement sur de l’étain : Mots en liberté futuristes tactiles, thermiques, olfactifs de Filippo Tommaso Marinetti (1932) et L’anguria lirica. Lungo poema passionale de Tullio d’Albisola (1934).

La mise en page de Mots en liberté futuristes tactiles, thermiques, olfactifs est une véritable surprise mettant en évidence le caractère matériel du livre et dépassant sa rigidité à l’aide de compositions explosives et dynamiques.

Mots en liberté futuristes tactiles, thermiques, olfactifs” (1932)
Mots en liberté futuristes tactiles, thermiques, olfactifs” (1932)
Mots en liberté futuristes tactiles, thermiques, olfactifs” (1932)
Filippo Tommaso Marinetti, Tullio d’Albisola, “L’anguria lirica. Lungo poema passionale” (1934)

Imprimé en 101 exemplaires assemblés à la main, L’anguria lirica de Tullio d’Albisola présente des poèmes originaux, chacun accompagné d’un dessin de Bruno Munari.

Si l’on se souvient surtout de Bruno Munari pour son travail dans les années 1960 et 70, cet artiste a commencé sa carrière de designer à l’époque du futurisme en produisant des œuvres moins connues, mais néanmoins brillantes.

En 1937, il contribue à la création de l’“Almanacco anti-Letterario Bompiani” (Almanach anti-littéraire Bompiani) en y réalisant un montage photographique. L’insert intitulé “Oyez ! Oyez !” est composé de légendes extraites de phrases prononcées par Mussolini insérées dans des pages présentant une découpe circulaire et montrant des photos du Duce à la manière d’un télescope. Ainsi, son visage apparaît sur toutes les pages au fil de la lecture.

Bruno Munari, “Almanacco anti-Letterario Bompiani” (1937)
Bruno Munari, “Almanacco anti-Letterario Bompiani” (1937)